Dans « Sexe et solitude »(1), Bruce Benderson commence par nous décrire une rencontre virtuelle avec un égyptien qui se finit en masturbation par webcams interposées – nous sommes dans le virtuel. Il explique que la dé-couverte de la sexualité et sa pratique pour les jeunes s’est déplacée des centres villes ou des grands espaces de liberté qu’offraient pour lui les États-Unis – influencé aussi par la beat generation – aux rencontres virtuelles sur internet. Bien que ce texte décrive une situation propre aux États-Unis d’Amérique, où le puritanisme et le libéralisme luttent l’un contre l’autre ou en-semble pour régir cette société, sous certains aspects cela rejoint aussi nos préoccupations, nos solitudes, que j’ai essayé de traduire à travers cette femme et sa solitude particulière dans « Ce soir je n’ai pas peur ». Benderson, partant de l’expérience d’une jeune femme, Jenni, pionnière du cyber-exhibitionnisme, déclare qu’ « en effet, quel que soit le temps qu’il passe à regarder ces émissions minimalistes postwarholiennes, une sensation de vide finit par envahir le spectateur ; il n’y a jamais eu de rencontre réelle. Ce qui place ce voyeurisme particulier au-dessous de la rencontre la plus plate et la plus banale avec une prostituée. »
Bien que nous ne soyons pas dans une société semblable, aux prises avec la religion protestante (d’une manière constitutionnelle), ce vide nous ressemble, que ce soit lors d’expériences sur le minitel rose par exemple ou sur le net, où évidemment, avec l’appui du son et de la vidéo, des connections hauts débits, la rencontre virtuelle de-vient accessible à tous. Dans « Ce soir je n’ai pas peur », la femme qui parle, qui s’expose, qui nous dévoile son intime solitude, nous avoue s’être abandonnée à ce mode de rencontre, sans corps, sans durée, non seulement virtuelle mais générale-ment vide de sens et de construction. Et de la même manière, dans un autre cadre que celui de Jenny, cette femme nous propose une « confession permanente » tout en dévoilant sa « solitude physique ». Dans le monologue, elle semble franchir là une étape supplémentaire, déjà lassée par le net et le face à face avec une webcam, elle s’expose devant nous, se met en danger en nous donnant son corps plutôt que son image, une prise en direct avec sa parole et son isolement. C’est aussi pour cela qu’elle est, d’une manière un peu dé-voilée, une comédienne de théâtre, car seul le théâtre permet assez de distance pour éviter le voyeurisme que propose internet.
Nous évitons la promiscuité d’internet pour être dans la distance du théâtre, sans éviter pour autant le sujet. Là où le net nous plonge dans des rapports d’hyperrapidité, la femme vient prendre son temps (même lorsqu’elle s’emballe), lutter contre le silence, et nous dévoiler ses fantasmes d’une manière pudique ou sous entendue, mais tout aussi déconnectée du monde réel que ceux que nous pouvons voir, lire ou entendre sur internet.
A la fin de son livre, Benderson approfondit une opposition qu’il fait entre la « famille nucléaire » et le centre ville qui, dans la lutte, se déplace sur le net. Il décrit un New York qui le fascine et qui tend à disparaître, une ville de sensualité, de rencontres, de porno-graphie, de prostitutions. A travers New York et plus précisément Times Square, il décrit tout simplement la volonté politique de nier une partie plus sombre à leurs yeux de l’humanité pour mettre en place une image du monde, et de fait des quartiers d’une ville, acceptable aux yeux et aux principes de la famille. Cette sensualité, cet érotisme et cette sexualité refoulés créent un repliement vers des espaces plus vastes, plus libres, que propose le net. Nous ne pouvons nier qu’il y ait perte évidente de quelque chose de corporel. La femme qui parle dans « Ce soir je n’ai pas peur », appartient aussi à ce monde repoussé hors du visible, ce qui ne veut pas dire obligatoirement hors des villes. Sa solitude est accentuée par une absence de famille, de relations, même si nous pouvons supposer qu’elle ait au moins des relations extérieures (de travail ou d’obligations quotidiennes avec des commerçants…). Cette absence, elle la désire sans doute, ou du moins elle a construit son monde dans l’exclusion de toute famille, pour tenter de s’épanouir dans le virtuel des livres d’abord, de la télévision puis du minitel et du net. « De toute évidence, la rue constitue le pôle opposé du cercle familial parce que sa population évite ou subvertit une structure aussi étroite. C’est ainsi que se créa le labyrinthe des sous-cultures du vice et des interactions passagères, qui défiait toutes les simplifications de la famille nucléaire. Jamais on ne trouva la famille à l’origine des espaces publics dignes d’intérêts. Mais toujours des passants. » Les rues condamnées nous poussent dans d’autres lieux comme internet, où virtuellement, des passants continuent d’inventer leur liberté dans une solitude plus terrible car confinée à un écran. « Ce soir je n’ai pas peur » est une porte pour évoquer cette virtuelle réalité, où les fantasmes érotiques ou sensuels ne sont plus montrés d’une manière exhibitionniste, ce qui rend plus cru le constat, plus douloureux l’aveu. Cette femme ne s’exhibe pas, elle s’amuse de son ridicule, cherche la faille, ne la trouve pas mais tente chaque nuit – car même là, dans un théâtre, elle fait partie du monde de la nuit -, recommence à parler pour lut-ter contre la folie.
(1) – Sexe et solitude, de Bruce Benderson, aux éditions Rivages poche / Petite Bibliothèque, traduction de l’anglais par Thierry Marignac