Projet en cours
Travail d’écriture sur des textes courts, sans nécessité de construire une histoire ou des nouvelles. L’ensemble de ces fragments fait sens.
En deuil de soi
Il est un temps où, bien qu’encore vivant, sans même être porteur de maladie, il est préférable de faire deuil de soi.
Pas une fuite, un véritable processus qui permet, au contraire, de continuer, d’être là encore, à exister malgré.
Parce qu’il est nécessaire d’accepter, de s’accepter nul, d’être comme invisible, que notre présence est une absence et peu importe.
Donner moins à la souffrance, qu’elle ne puisse plus, la laisser glisser sur notre peau et s’éteindre sans un bruit, sans un cri.
Se voir tel qu’on est mais ne plus se laisser envahir par le désespoir, ni pénétrer par la souffrance.
Souffrir c’est vivre, oui, peut-être, mais souffrir pour souffrir. Cessez. Faire deuil de soi commence par la désensibilisation. Un traitement anti allergie.
Réduire l’affect.
Par étape.
Commencer par le plus proche, être non pas dans l’indifférence mais dans une retenue, garder pour soi, accepter la douleur pour pouvoir ensuite la rendre inoffensive. Ne plus crier, ne plus se plaindre, rester neutre.
Prendre son temps, et il en faut pour tout contenir sans que cela n’explose.
Ne plus s’intéresser. Ne plus lire, s’éloigner de toutes fictions, cinéma ou peinture, photo ou musique. Trouver son silence intérieur. Puis, progressivement, sans rompre avec toute relation sociale, cessez de regarder l’autre, rompre avec les désirs. Ne plus être que dans un dialogue poli, juste l’utile. Continuer à exister mais garder un flou autour de l’autre, non pas pour ne plus différencier mais pour se détacher de tout affect. Ne plus jouer. Être là simplement, sans attendre plus que le nécessaire.
Naturellement la sexualité disparaîtra. L’autre ne sera plus sexué. Encore du temps avant la disparition totale de la libido.
Pour ne pas sombrer, il est indispensable de procéder lentement, de ne pas aller trop vite même si l’énergie ou le moral.
La dernière étape sera la contemplation des paysages. Il est très difficile de ne pas se laisser surprendre par une lumière incroyable se reflétant dans la mer, de ne pas apprécier une architecture, ou de ne pas se sentir vivant à l’abris face à des montagnes enneigées. Lutter contre le bonheur ou le malheur de front est vain mais arriver à être dans un silence serein malgré l’un ou l’autre.
Être dans le bus et ne plus distinguer qui est homme ou femme ou autre, répondre aux salutations, aux sourires, ne pas fuir les regards mais n’en retenir que l’indispensable, ne pas y donner plus de sens, ne pas interpréter. Se laisser bercer par le mouvement plus ou moins souple du bus, ce voyage n’en est pas un, en soi rien ne change, rien n’est bouleversé.
Cette femme qui laisse traîner un peu trop longtemps son regard, qui insiste en souriant, elle ne doit pas perturber l’équilibre, lui répondre par un sourire et passer à autre chose. Ce deuil de soi ne doit pas être un combat, c’est un aboutissement, être juste matière, un objet parmi d’autres, un objet social, rien de plus.
Cet homme dont l’odeur irrite, agresse le nez, des particules, de la matière. Il y a des matières incompatibles, pas nécessaire de lutter. Accepter et attendre le moment où le nez se sera accoutumé ou, mieux, que cet homme quitte le bus avant notre destination.
(…)
Laps
Il y a des temps inaccessibles qui, pourtant, nous travaillent en profondeur. Parmi ces temps, il y a ce temps personnel que nous apprenons chacun à plus ou moins gérer. Il y a ce temps qui, plus que tous les autres, nous échappe, et plus nous croyons le saisir moins nous le comprenons. Ce qui nous échappe fait de nous ce que nous sommes.
Mon temps m’échappe, je le regarde filer.
Ce qui se désagrège en moi me constitue par les trous béants qui apparaissent, par cette absence nouvelle, qui croît chaque jour, de plus en plus, de plus en plus vite. Ce vide, mon temps, une urgence qui s’amplifie et me rappelle à ce que j’ai à faire. Que je puisse, quand il ne restera plus que du vide en moi et que mon temps enfin cessera, que je puisse me regarder sans avoir honte. La honte que je porte en moi est lourde mais je ne peux pas la reporter sur les autres. J’en suis seul responsable.
Quand cesserons-nous de fuir et d’affronter dignement ces temps en nous qui nous dépassent par la profondeur de ce qu’ils représentent, au-delà de nos vies, de nos ambitions et de nos désordres.
Je, dans toute la miniature de ce que je suis, observe les temps sans les percevoir ne serait-ce qu’un peu. Je n’ai que la conscience douloureuse de ne rien savoir.
De la terre que nous sommes, et que nous détruisons parce que nous y voyons nos reflets mortels, naissent nos peurs et nos rages, nos haines et nos lâchetés. Il y a des mains encore pour modeler de la terre la vie et espérer y déceler un espoir si infime qu’il pourrait nous sauver. Peut-être pas tous nous sauver mais sauver une part de nous, une part poétique et politique de nous, une conscience perdue qui aurait pu nous élever au lieu de nous anéantir. La terre façonnée en poterie porte nos empreintes célestes quand la terre souillée de nos mépris devient nos cimetières. Elle nous accueille dans la mort, peu importe ce que nous avons fait, mais les cimetières élèvent nos échecs au lieu de nous transformer en terreau pour les générations à venir.