Pour un plateau - 2014
Le XXIè siècle s’ouvre sur un attentat,et que faire maintenant, comment dire ce siècle qui commence…
Regarder l’ombre des dix ans passés à la lumière de sa propre trajectoire. Dix ans à es-
sayer de comprendre le monde, à s’y engager, à s’y perdre souvent, à lutter. Parfois à lâcher
prise.
Ce n’est pas une tentative nombriliste comme tant de fois contée par d’autres qui ont la
plume pour ça, même si ça cache une volonté de se comprendre à travers le monde, ou
l’inverse.
J’ai erré ces dix années les yeux et les oreilles ouverts, j’ai aspiré le monde sans vraiment
savoir ce que j’y cherchais. J’ai arrêté d’écrire pour ne plus être qu’à l’écoute. Devenir l’es-
suie-tout des actualités.
J’ai parlé aussi à force d’inquiétudes, de révoltes partagées mais restées sans écoute. Il
fallait bien parler. Mais que reste-t-il des paroles, toutes ces réflexions, ces dialogues, se
sont perdus. Écrire, cela avait été ma mémoire, pour ne pas m’oublier. Écrire, cela devient la
nécessité de laisser une trace dans l’histoire, un autre regard que celui imposé. Pas moins
objectif, juste assumé plus personnel – tant de choses échappent. Je ne cherche pas à ca-
cher, à dissimuler des actes insensés. Ma vie est dénuée d’action.
(Je marque, dans des dates précises ou des mois, des événements que je rattache à des
impressions. Ces impressions, décalées dans le temps et l’espace, ou écrites au moment
des faits, deviennent des reflets de mon errance. Le choix des mois révolutionnaire, réfé-
rence à un texte de Godard, sont autant un rêve politique d’une idée de la république qui
s’est perdue, qu’une manière de se mettre en décalage par rapport aux événements cités.
Le calendrier républicain permet détachement et lenteur dans ce tourbillon. Et non, le calen-
drier républicain n’est pas une nostalgie de la Terreur. Que ceux qui n’y voit que ça passent
leur chemin.)
Fructidor
Se termine le mois des fruits, pour la 209ème fois.
D’autres disent un nouveau millénaire.
Il y avait tant de fantasmes, d’attentes «révolutionnaires» ou technologiques. De craintes aussi d’un monde aliéné, privé d’humanité.
Il n’y eu pas le grand bug.
Le soleil ce matin-là se leva comme d’habitude. Je commence la traversée.
Rien d’autre.
Ce 25ème jour pourtant, dans la journée ici, le matin ailleurs, une onde de choc, un effroi. Je me souviens des visages tétanisés. Ainsi le temps suspendu laisse les regards vides.
Je me souviens aussi qu’ailleurs il y eut des liesses de joie, comme une justice enfin rendue.
Il y a des guerres, des combats terribles qui rugissent dans l’ombre, se font muettes ou nous rendent sourds. Jeux de passe-passe. Détourner vos regards vers ce qui brille, ne faites pas attention aux flaques de boue.
Parfois pourtant, la guerre se montre, elle sort de l’ombre, apparaît au grand jour.
Et il y en a pour jouer les surpris, pour dénoncer quelques barbaries. C’est oublier que la guerre se fait à plusieurs et se nourrit des barbaries de tous. C’est oublier qu’elle frappe sans cesse, loin, souvent trop loin, qu’elle feigne la paix. Elle feinte pour mieux tromper.
C’est oublier aussi que la paix se fait à plusieurs, sur un pied d’égalité. Que sinon resurgira des frustrations, des rancoeurs enfouies, les énergies pour reprendre les armes, pour se laisser encore emporter par la violence. Le siècle dernier en porte déjà trop. Il ne faut pas imposer de nouveaux diktats ni gangrener les fragiles États par notre corruption.
Les vibrations de torpeurs de ce dernier mois d’été fissurent à jamais les édifices. Les tours s’effondrent, châteaux de cartes où le béton ne résiste pas à la haine.
Tout redevient poussière.
Le 30 fructidor 209, j’écrivais encore abasourdi :
«L’ennemi invisible sème la confusion, voudrait le choc des nations en les terrifiant là où elles se croyaient à l’abri, tranquilles, loin des bombardements. Ce qui arrive est tragique mais il est terrible d’entendre qu’il y aurait d’un côté les bons, de l’autre les méchants – nous ne sommes pas au cinéma. Il a même été dit que cela dépassait la fiction et nous sommes presque surpris de l’apprendre.
Ce désastre aurait dû pourtant être prévisible. Nos nations souveraines, à force de mal conduire le monde, d’armer les uns contre les autres, dans des pays que nous croyons lointains, des fanatiques dont la religion ne pourrait être qu’un prétexte… c’est hélas un juste retour des choses.
Soyons tout autant scandalisés par ces attentats suicides que par les bombardements souvent aveugles de nos nations sur des pays qui se rapprochent à vol d’oiseau. Restons vigilants pour qu’il y ait une justice et non une vengeance empreinte de racisme qui ne ferait qu’accroître les violences.
A la radio, j’ai entendu une journaliste qui s’offusquait que l’on puisse encore être anti-américain. Je crois que notre réelle tristesse et notre compassion pour cette tragédie ne peut remettre en cause notre regard sur les agissements d’une nation, d’une idéologie – nous faut-il oublier ce qui s’est passé à Gênes ?
S’il faut rester vigilant, c’est pour éviter un engrenage que ces dit « fous de dieu » attendent autant qu’une partie de la population de nos nations. C’est pour éviter aussi que nos nations en fassent une « croisade ».
Aujourd’hui je ne me sens d’aucune nation, d’aucune religion et je n’ai pour arme que mon corps et ma voix.»
Il y a des nations qui n’ont comme premier réflexe face à un ennemi, qu’importe les raisons de son opposition, que la diabolisation et la mise à mort. La diplomatie est une façade permettant de se rétracter derrière de plates et tristes excuses.